Le travail,
le
travail productif, et les mythes de la classe ouvrière et de la classe
moyenne.
Le
point de départ de cette étude est l'affirmation que la
détermination des classes doit être cherchée dans le procès social, en
particulier dans le procès de production1.
Il s'agit aussi de mettre en évidence le rôle de la définition du
travail dans
l'analyse que l'on fait des classes et dans les conclusions politiques
que l'on
en tire.
Il est apparu au cours de l'étude que quand Marx
donne des déterminations explicites des classes sociales, il les donne
le plus
souvent pour les classes données immédiates qu'il a sous les yeux,
c'est-à-dire
dans la domination formelle du capital. Cette conception des classes
dans la
domination formelle du capital, sous la forme de la fameuse trinité
« prolétariat-bourgeoisie-classe moyenne » est restée
juqu'à
aujourd'hui le pilier des visions politiques
« marxistes ». Nous
voulons montrer le caractère historiquement limité de cette vision en
remontant
à ses fondements dans l'analyse du procès de production social.
La limite historique de cette conception
trinitaire (et de ses dérivées) est fixée par le passage de la
domination
formelle à la domination réelle du capital que l'on peut situer de la
fin du
19° siècle à 1945. Si Marx n'a pas donné de description complète de
cette
domination réelle (origine et signe de l'inachèvement de son œuvre) il
donne de
nombreuses indications sur ses caractères et quelques unes explicites
sur le
sort des classes dans cette transformation. Ceci constitue un ensemble
permettant, sur la base même des textes de Marx, de donner une
conception du
problème des classes sociales aujourd'hui.
Ce texte se présente pour l'essentiel comme une
exégèse, une herméneutique, de l'œuvre de Marx. Ceci peut paraître
contradictoire avec notre affirmation de la caducité de certains
éléments de
cette œuvre et notre volonté d'affirmer une vision révolutionnaire qui
se fonde
sur une analyse de la société actuelle et non pas sur une
« nécessaire
fidélité au marxisme » posée comme un fétiche. Pourtant, cette
analyse est
passée pour nous, et se fait encore pour un temps indéterminé, au
travers de
l'œuvre de Marx, avec références et citations. D'autres voies sont
possibles et
le seront de plus en plus.
Nous donnons à la fin de cet article des
références aux textes sur lesquels nous nous sommes fondés. Elles sont
annoncées par des renvois.
Le mode du travail est au centre de la définition
des classes sociales. Ceci n'est pas contradictoire avec ce qui a été
dit plus
haut de la société procès du capital. Le travail
est entendu au sens
ontologique comme « la pratique dans laquelle le pur être pour
soi de la
conscience s'extériorise et passe dans l'élément de la
permanence »2.
Cette définition de Hegel est reprise par Marx, et
Marcuse précise : « Le travail est bien plutôt le fondement
dernier de
toute activité donnée et ce à quoi celle-ci renvoie : c'est une
pratique
(Tun) ». On peut préciser encore : « … le travail
apparaît ici comme
un mouvement (Geschehen) fondamental de l'existence humaine, comme un
mouvement
qui domine de manière permanente et continue tout
l'être de l'homme, et
qui, en même temps, affecte aussi
l' « univers » de
l'homme »3.
En ce sens la société du capital, le capital,
n'est qu'un mode historique particulier de travail, de fondement des
activités.
La forme spécifique imprimée au travail par le
capital est celle de travail productif. Le capital est d'abord une
sphère au
sein d'une société qui n'est pas entièrement capital. Il étend
progressivement
sa domination dans l'espace et transforme le mode de travail. Tout
travail qui
lui est soumis lui devient productif. Le capital est le mode
particulier de la
praxis humaine (travail) où cette praxis produit et reproduit le
capital et où
le travail est donc travail productif pour le capital.
Marx définit productif comme produisant des
marchandises, produisant de la plus-value, produisant et reproduisant
le
rapport de production capitaliste. On retrouve ici les trois éléments
de la description
du capital dans le 6° chapitre et leur liaison : la
première
détermination isolée des deux autres est en particulier insuffisante4. Marx
affirme aussi, ce qui recoupe la
définition précédente qu'est productif le travail qui s'échange contre
du capital
et non pas contre du revenu. En effet, seul le travail s'échangeant
contre du
capital (capital variable) produit un ΔK, un accroissement du capital
de la
plus-value.
Cette définition s'oppose à toute définition se
fondant sur la matérialité du produit du travail, et en particulier
excluant la
production de services du travail productif5.
D'autre part, Marx donne du prolétariat pris comme donnée historique la
définition économique d' « ensemble des
travailleurs
productifs ». Il prend donc ici le travail productif comme
définition et
négation du capital. Il parle également de la confrontation du travail
et du
capital. Cette opposition peut sembler en contradiction avec
l'affirmation que
le capital n'est qu'un mode particulier de travail, donc qu'ils ne
peuvent
s'opposer, qu'ils sont identiques. Mais cette identité se réalise comme
une
dépossession, une séparation, qui fait apparaître opposés des hommes
(prolétaires et bourgeois), et, des hommes et des machines.
Marx définit donc une sphère où s'opposent
prolétariat et bourgeoisie.
C'est par opposition à la classe des travailleurs
productifs que Marx définit la classe moyenne, explicitement, et selon
les
données immédiates : l'ensemble des improductifs, et ceci de quatre
façons qui
se recouvrent en partie.
1° Il s'agit pour une part de classes extérieures
au mode de production capitaliste, à la sphère où s'opposent
prolétariat et
bourgeoisie : artisans, paysans, caractérisés par la petite production
marchande, vestiges d'autres modes de production6.
2° Elles sont dans la sphère de la circulation,
telle qu'elle a été héritée de périodes précapitalistes, ou développée
de façon
« parasitaire » par le capital face aux difficultés
de vente des
marchandises. Ce sont des faux-frais d'achat et de vente liés à la
forme
sociale du capital et destinées à disparaître avec lui. Ce sont des
faux-frais
du capital7.
3° L'augmentation de la composition organique du
capital et/ou l'augmentation du taux d'exploitation entraînent la
diminution du
nombre de travailleurs employés à la production des marchandises
entrant dans
la consommation des travailleurs productifs. Il se dégage ainsi une
masse
d'hommes qui soit accroissent l'armée industrielle de réserve, soit
deviennent
« domestiques du capital », classe purement
consommatrice
(domestiques, médecins, juristes, professeurs, artistes, prostituées)8.
4° Le capital crée de nouvelles valeurs d'usage,
superflues, artificielles, de luxe, parasitaires, dont les
consommateurs
entrent soit dans la classe capitaliste elle-même9,
soit dans une classe dont la fonction spécifique est la consommation de
ces
marchandises. Entrent ici aussi les « faux-frais de la
production »10.
Un problème se pose pour les services : Marx dans
sa définition insiste sur le rejet de la matérialité du produit dans la
définition du travail productif. Pourtant l'ambiguïté pèse sur cette
affirmation : Marx n'envisage l'achat de services que contre du revenu,
donc
seulement en tant que travail improductif11.
Il donne pourtant lui-même la raison de la non-validité de cet argument
:
« Il est vrai que ces services sont vendus par l'entrepreneur
sur le
revenu du public. Mais il n'est pas moins vrai que ceci vaut pour tous
les
produits dans la mesure où ils entrent dans la consommation
individuelle »12. Il
estime de plus que cette situation
où la consommation de services, et dans une certaine mesure leur
production
restera le fait d'autres travailleurs productifs, caractérisera
l'évolution du
capital13.
Marx parle donc de la classe moyenne, ou des
classes moyennes, « qui vivent pour la plupart directement du
revenu », « classes en partie totalement
improductives »14. On
note l'imprécision de la définition
puisque les déterminations n'en sont qu'imparfaites.
On peut résumer ainsi cette première conception
exposée par Marx, et qui, développée à l'absurde, masquée, vulgarisée,
forme la
trame théorique développée en litanies circulaires de tout ce que l'on
peut
dire aujourd'hui sur le prolétariat et les classes moyennes :
productif
improductif
marchandises
services
objets matériels
objets
immatériels
utile
parasitaire,
gaspillage
s'échange contre du capital
s'échange
contre du revenu
accroît la richesse
n'accroît
pas la richesse
=
=
PROLETARIAT
CLASSES
MOYENNES
(petite-bourgeoisie)
Marx définit également d'autres classes (18
Brumaire), mais elles s'incluent dans les premières ou n'ont
pas de portée.
De cette définition explicite des classes
moyennes, il résulte les caractères suivants :
-
elles
ne
sont pas confrontées au capital, ou même elles sont liées à lui, aux
classes
bourgeoises ;
-
elles
pèsent sur le prolétariat, économiquement et politiquement ;
-
elles
sont
spécifiques du mode de production capitaliste et elles croissent en son
sein ;
-
elles
sont
destinées à disparaître avec la révolution (alors que le prolétariat
aura à
généraliser sa condition, donc à s'affirmer)15
;
-
elles
ne
peuvent être révolutionnaires qu'en fonction de leur passage imminent à
la
condition prolétarienne, c'est-à-dire d'un être médiat. Et en ceci
elles
s'opposent encore au prolétariat pour qui la révolution est à la fois
réalisation de l'être immédiat (unification dans les luttes,
généralisation de
sa condition), et de l'être médiat (communisme).
Dans cette analyse, le prolétariat est défini sur
la base de la consommation et, dans une certaine mesure, de la
production des
valeurs d'usage existant antérieurement au capital et qui ne font que
devenir
valeur d'échange sans changer de nature.
Les besoins nécessaires sont définis comme
existant antérieurement au capital, ceux créés par le capital étant
superflus,
artificiels, de luxe, parasitaires, gaspillage et n'entrant pas, ou
exceptionnellement, dans la consommation des travailleurs productifs.
On peut
dire que ces notions sont définies sur la base de la domination
formelle du
capital, sans qu'y soient incluses l'ensemble des transformations
sociales
amenées par l'extension de la domination réelle du capital à toute la
société,
et pas seulement à la production.
La perspective envisagée par Marx sur la base de
l'analyse qui précède est celle d'une révolution dans la domination
formelle du
capital, avec toute l'analyse qui y est liée. On y trouve en
particulier une
continuité entre développement des forces productives sous le capital
(travail
productif pour le capital, accumulation du capital) et développement
des forces
productives sous le prolétariat (dictature du prolétariat,
« phase
inférieure du socialisme », travail productif en général). Ce
renversement
fait de la révolution l'affirmation de la classe dominée et en fait la
classe
dominante. Dans cette perspective la classe des travailleurs productifs
(productifs de capital) prend le pouvoir et généralise sa condition en
développant les forces productives, ce qu'elle fait déjà dans le
capital, mais
cette fois sous sa propre direction. Ainsi, dans le capital, dans la
révolution, dans la dictature du prolétariat, le prolétariat réalise
son être
immédiat de productif, voire d'ouvrier16.
Dans le même mouvement il supprime les faux-frais spécifiques de la
production
capitaliste et donc les classes moyennes.
La réalisation de son être médiat, l'être négatif
de l'ouvrier, du travailleur, l'être communiste n'est alors qu'un
devenir, une
perspective liée à un futur lointain, de l'ordre de la ou des
générations. La
perspective immédiate est celle permise par le développement des forces
productives
au 19° siècle : le collectivisme, et le communisme est la perspective
médiate
seulement.
Mais ce qui caractérise au premier chef cette
analyse, c'est qu'elle ne présente le rapport capital-travail que comme
simple
opposition, ce qui n'est qu'une vision en première approximation pour
une phase
historique donnée. On y voit le capital opprimant de plus en plus la
classe
ouvrière, et de cette oppression nait le renversement, la révolution.
Mais ici
on ne pense pas le couple capital-travail dans son unité. Or c'est
cette unité
que la marche du capital a affirmée : « L'ensemble du
processus de travail
comme tel, dans la vivante interaction de ses éléments objectifs et
subjectifs,
apparaît comme la forme totale de la valeur d'usage, c'est-à-dire comme
la forme
réelle du capital dans le processus de production »17.
Dans son passage de la soumission formelle à la
soumission réelle du travail, le capital, la société du capital, a nié
les
déterminations premières des classes sociales dans un mouvement indiqué
par
Marx lui-même18. Cette
abolition n'a pas
été que le développement de classes moyennes. Il nous faut en examiner
les
caractères.
1° Les secteurs considérés par Marx comme
improductifs, extérieurs au mode de production capitaliste, y ont été
soumis et
inclus : artisans, paysans, etc.
La propriété foncière ne constitue plus un secteur
ou une classe parasitaire ; au contraire, la rente a été généralisée.
L'opposition entre les monopoles naturels et ceux issus du mode de
production
lui-même a été supprimée. La propriété de la terre n'est plus qu'un
monopole
parmi d'autres, au sein de la concurrence entre les quanta du capital
(concurrence monopolistique).
L'État ne peut plus bénéficier de l'extériorité
relative que lui donnait la coexistence de plusieurs modes de
production, et de
plusieurs classes antagoniques au sein de ces modes de production (cf. 18
Brumaire). Il est absorbé dans la communauté matérielle du
capital où il
constitue une bande parmi les bandes, parfois médiatrice, mais pas
nécessairement.
C'est un quantum de capital, dont les éléments, fonctionnaires,
manifestations
diverses, investissements, consommation, sont soumis aux règles
universelles du
capital : calcul en terme de coûts et d'avantages, rationalisation des
choix
budgétaires.
Si l'on considère l'enseignement dans ses rapports
avec le capital, l'instruction laïque et obligatoire a joué un rôle
essentiel
dans la constitution du capital en communauté, dans l'abolition des
formes
antérieures. Elle n'est pas hors du capital, mais y joue un rôle
productif
mesurable.
L'institution produit non seulement les
travailleurs, mais la science, force productive ; elle produit aussi
les modes
d'être et les représentations nécessaires au
capital. L'ensemble de cette activité est soumise au
critère de
rentabilité, productivité.
L'exercice de la médecine a lui aussi été soumis
au capital, non seulement dans sa fonction générale d'entretien de la
force de
travail, mais dans son mode d'activité même : encadrement dans la
sécurité sociale,
prééminence de la chimiothérapie, unification de l'appareil guérisseur
et de
l'appareil producteur de drogues.
L'art a perdu ses fonctions antérieures au capital
pour n'être plus que producteurs de valeurs matérielles et
immatérielles pour
le capital : œuvres d'art et critères de distinction sociale19.
2° La circulation et la distribution, d'abord
héritées de phases antérieures au plein développement du capital, y
sont
aujourd'hui incluses, remodelées par et pour lui. Le procès d'ensemble
de la
valeur capital constitue aujourd'hui un tout dont production,
circulation et
distribution ne sont que des moments. Dans leur forme, la circulation
et la
distribution sont analogues à la production, soit que les entreprises
soient
intégrées, soit que les entreprises du commerce et des transports
soient
semblables à celles de la production20.
La circulation et la distribution sont si bien intégrées dans la
production que
la différenciation des circuits de commercialisation peut suffire à
différencier entre elles des marchandises identiques en leur faisant
viser des
marchés différents, en leur donnant des images différentes.
3° Le capital ne fait pas qu'étendre sa domination
sur la production des valeurs d'usage qui existaient avant lui. Il ne fait pas non plus que
réserver à une
classe spécifique la consommation de valeurs d'usage qu'il crée pour
lui. La
consommation de l'ensemble des hommes, l'ensemble de leur mode de vie
sont
transformés par lui, y compris ceux de la classe ouvrière21. Mode
d'alimentation, de logement,
d'habillement sont transformés par le capital en fonction de ses
besoins
propres. Ainsi le mode d'alimentation n'est pas pour se nourrir, mais
pour le
capital ; de même la mode vestimentaire fait les vêtements pour le
capital. Le
mode du service (qui ne fournit que des services personnels, qui ne
s'échange
que contre du revenu) est généralisé à l'ensemble de la consommation.
Il est
devenu impossible de définir par opposition à ces derniers de
« véritables
besoins » comme le fait Marx22.
Dans sa première phase, domination formelle, le
capital prend les productions qui lui sont antérieures et les développe
(travail productif) en lui imprimant la marque de sa spécificité
(travail
improductif). Dans sa deuxième, domination réelle, il transforme la vie
des
hommes en sorte que toute l'activité sociale soit son propre procès :
la notion
même de production doit alors être redéfinie et avec elle celle du
travail
productif. On peut noter à ce sujet que la période historique visée
dans les Manuscrits
de 1844 où Marx dénonce la négation de l'homme par les
« produits
nouveaux » est plus vaste que celle visée dans le Capital et
les Théories
de la plus-value23 quand
il ne parle plus
que des biens des luxes.
4° Parmi les nouvelles valeurs créées par le
capital à l'usage de tous les éléments de son procès, y compris la
classe
ouvrière, les services (marchandises disparaissant
dans l'instant même
de leur production) occupent une grande place. Ainsi la production des
diverses
marchandises culturelles, spectacles divers, tourisme, loisirs pour le
capital.
En rangeant globalement les producteurs de service
dans les « classes moyennes », en fétichisant
l'immatérialité de leur
production, en l'opposant à la matérialité de la production de la
classe ouvrière
classique (les ouvriers d'industrie), en liant à tout ceci tout un
discours
politique sur un « secteur tertiaire » plus ou moins
« parasitaire », on confond trois phénomènes :
a/ La transformation de l'activité industrielle,
transformation de la force de travail collective, multiplication des
travaux
sans contact direct avec la matière travaillée ;
b/ Le développement des branches à production
immatérielles ;
c/ Le développement de la sphère de la circulation
et son inclusion dans la production.
En aucune façon ces mouvements n'entrent dans la
catégorie que Marx n'envisageait qu'exceptionnellement, de la
production de
services personnels « improductifs pour le
consommateur » et
productifs pour le capital. Seule la production de marchandises,
matérielles et
immatérielles, en dehors du capital a disparu (petite production
marchande).
5° Dans son accession à la domination réelle, le
capital transforme les hommes en sorte que toutes les manifestations de
leur
existence soient celles de la vie du capital : existence, rapports
entres les
individus, langage24. Marx
opposait une consommation de la classe ouvrière, des travailleurs
productifs
(de valeurs d'usage « véritables » existant
antérieurement au
capital), à une consommation, de classes improductives ou bourgeoises,
de
valeurs d'usage crées pour le capital et par lui. Il ne visait là que
la
domination formelle. Dans la domination réelle, production et
consommation sont
unifiées. Le produit, valeur d'usage pour le capital, est conçu
immédiatement
pour la consommation et la consommation immédiatement pour la
production. Les
déterminations différentielles antérieures ont été abolies et on a leur
unité.
Ainsi les études de marché, sondages, marketing, etc., ne sont pas un
pont jeté
entre la production et une consommation problématique, mais le signe de
l'unité
du procès d'ensemble de la production des valeurs du capital.
A propos de ces deux derniers points (4 et 5), il
faut noter l'importance de la séparation des sphères de la production,
de la circulation
et de la consommation pour le capital dans la domination formelle. Il
était
alors permis de parler de crises commerciales, de business
cycles,
de Handelskrisen, parce que la possibilité des
crises résidait justement
dans cette dissociation.
Quand le capital s'est constitué en communauté
dont tous les éléments sont siens (sphères, individus, représentations,
modes
d'être physiques, langage, etc.) cette problématique des crises doit
disparaître.
Il en est de même du discours sur le commerce
comme gaspillage, secteur parasitaire, faux-frais spécifiques du mode
de
production capitaliste. De façon générale la notion de gaspillage, de
faux-frais, n'est pas justifiée pour un système économique considéré
globalement. Un élément d'un système ne peut être du gaspillage que
pour un
autre élément du système (concurrence entre quanta du capital, bandes,
rackets), ou si l'on se place du point de vue d'un autre système.
Encore
faut-il que ce second système ait quelque chose à conserver du premier
: par exemple
pour Marx, il y a dans le capital des éléments qui seront conservés par
le
socialisme (les valeurs d'usage véritables). Aujourd'hui le capital
nous a fait
perdre toute notion de ce que cela peut être : rien
n'est gaspillage pour le capital, tout le
capital est gaspillage pour le communisme25.
Marx entendait montrer le caractère globalement
parasitaire des classes moyennes en avançant l'idée que leurs activités
étaient
les premières touchées dans une crise, et ceci sans dommage. A
l'inverse la production
des travailleurs productifs ne l'était pas, ou seulement dans les
crises les
plus graves26.
Pour les raisons
ci-dessus, il n'est plus possible d'affirmer aujourd'hui une telle idée.
6° La constitution de la société en procès
d'ensemble du capital implique qu'il n'est pas possible d'attribuer à
un
individu une production ou la qualité de productif. Plusieurs individus
sont
associés dans la coopération et concourent à la production, du manœuvre
au
manager27.
De plus l'évolution de la production, le
développement des formes d'abstraction du capital à l'égard des moyens
matériels de production, le rôle de la science comme force productive,
une
combinaison sociale toujours plus vaste, font que les limites de la
production,
de la force de travail collective, ne coïncident pas avec celles de
l'usine,
qu'elles les débordent. Dans cette force de travail, mais le plus
souvent hors
de l'usine, la science joue le rôle de moyens de production principal28. Ainsi
dans les ordinateurs même le
rôle du software. La place du travail immédiat diminue29. Il
n'est plus possible de parler aujourd'hui d'un travail
productif qui
accroît directement le capital, par opposition à un
travail improductif
qui ne l'accroitrait qu'indirectement30.
Dans sa domination réelle, le capital se constitue
en communauté matérielle. C'est un ensemble englobant toute la planète
(sphères, individus, modes d'être, représentations) et régi par les
lois du
capital. Il n'y existe que des rapports entre des choses, marchandises
(réification). C'est pourquoi cette communauté est matérielle.
Communauté est
entendu ici au sens purement objectif d'ensemble organisé, sans
connotation
affective, positive ni négative. C'est la Gemeinschaft. Le terme de
communauté
est préféré à celui de totalité – qui permettrait de parler de Société
totalitaire – car ce dernier pourrait suggérer l'idée que le capital a
un
caractère définitif, achevé, que sa négation se trouve en son sein,
sans
dépassement, ou même qu'il n'y a plus de négation.
Dans cette communauté, le procès de travail n'est
que l'être du capital. Le rapport capital-travail ne peut plus être
pensé comme
simple opposition, il faut le penser comme unité. Dans cette communauté
est
réalisé l'être immédiat du prolétariat, la classe ouvrière31. La
classe ouvrière classique,
l'ensemble des producteurs de marchandises matérielles, ne conserve
plus que
cette détermination catégorielle, sociologique, sans portée historique.
Et ceci
d'autant plus que la notion de producteur dépossédé de son produit qui
est un objet,
une chose et qui, au niveau collectif de la classe se le réapproprie a
perdu sa
portée car il ne s'agit pas aujourd'hui de se réapproprier les objets
tels
qu'ils sont actuellement produits.
La société n'est plus que le procès du capital et
en ce sens la société est entièrement productive pour le capital. Elle
ne
constitue plus qu'une force de travail collective. Dans la domination
formelle
on pouvait opposer les travailleurs productifs aux
« domestiques » du
capital qui concourent à l'extraction de la plus-value et vivent du
revenu.
Cette vision ne vaut qu'aussi longtemps que l'on peut distinguer un
pôle
capital auquel s'oppose le travail. Mais quand toute la société n'est
que
capital, toute la société est machine à extraire la plus-value. Chacun
vit du
revenu. Chacun est fonctionnaire du capital. Il y a esclavage
généralisé. Au
19° siècle, « vivre sur la plus-value » avait une
signification
concrète : c'était s'opposer au travail et participer à l'accumulation
du
capital (personnellement). Aujourd'hui c'est toute la société qui
accumule le
capital et qui en vit. Le capital n'a que des fonctionnaires.
La productivité ne peut seulement être jugée par
rapport à un quantum de capital mais par rapport à l'ensemble de la
communauté
matérielle. Le caractère historiquement daté de la donnée des classes
de Marx
apparaît dans la contradiction entre la définition du prolétariat comme
l'ensemble des travailleurs productifs et l'affirmation que la
bourgeoisie est
la classe productive par excellence. Alors que la deuxième définition a
pour
référence la conception de la société comme travail (pratique) dans la
modalité
capital, la première ne fait référence en réalité qu'à la constatation
phénoménale d'une réalité historique.
L'extension du salariat à l'ensemble de la société
a pu avoir un caractère fictif ; elle donnait à tous les travailleurs
la même
condition juridique. Or on pouvait jadis distinguer parmi eux les
productifs
des domestiques du capital, improductifs. Mais aujourd'hui les
marchandises sont
elles aussi devenues en quelque sorte fictives : on ne consomme pas
leur
matérialité, mais leur représentation.
Il y a eu dissolution des caractères du travail
productif dans l'ensemble de la société du capital, perte du pouvoir
distinctif
des classes dans le capital par cette notion. Elle perd également sa
portée
dans la définition d'une classe ayant un rôle particulier dans la
révolution et
le socialisme.
La condition de domestique du capital a été
généralisée. L'adhésion au capital ou mieux l'identité au capital des
« ouvriers » n'est pas plus faible que celle des
employés, artistes,
etc.
En ce sens on peut dire que le capital a nié les
classes en unifiant sous sa domination l'ensemble des individus. Il a
donc
réalisé la tâche de généralisation de la condition prolétarienne
envisagée par
Marx pour le « socialisme inférieur » de la Critique
du Programme
de Gotha. Mais cette généralisation s'est faite comme
généralisation des
caractères (domestiques du capital) attribués par Marx à la classe
moyenne.
Dans le même temps le capital a développé et
surdéveloppé les forces productives. On peut donc dire que le
communisme est
immédiatement possible (à l'échelle des phases historiques).
Ainsi est caduque la perspective de poursuivre le
développement des forces productives sur la base de la sphère du
travail
productif, c'est-à-dire du capital, en supprimant les autres sphères
comme
faux-frais spécifiques du mode de production capitaliste, où le travail
s'échange contre du revenu sans accroître le capital.
On ne saurait même pas se fonder sur une
diminution de la place d'un « travail productif »
défini comme la
sphère de production des valeurs d'usage apparues plus anciennement
(par
opposition aux « gadgets », aux services, etc.) pour
justifier le
communisme car il n'est plus possible dans cette société de distinguer
un
nécessaire d'un superflu. Tout est à bouleverser.
Ainsi s'est constitué dans le capital une classe
universelle (nous reprenons ici le terme employé par Marx dans l'Idéologie
Allemande). Cette expression est ambigüe : classe
(la partie),
s'oppose à universelle. Mais on exprime le fait que
l'ensemble de
l'humanité s'oppose unitairement au capital, et qu'elle le fait à titre
universel, dans le dépassement des catégories particulières du procès
du
capital (classe ouvrière, employés, etc.).
Mais cette classe universelle ne peut s'unir que
dans la création de ce que nie le capital : la femme*.
La classe ouvrière étant élément du procès du
capital, et l'être immédiat du prolétariat y étant réalisé, ce n'est
plus
seulement en fonction de ses intérêts immédiats (dans le procès du
capital) que
l'ouvrier peut devenir révolutionnaire. C'est en fonction d'une vision
médiate
qui se fonde sur l'homme et qui passe par le moyen de la révolution, du
communisme. La révolution ne touche pas seulement le mode
d'appropriation
économique mais la production de la vie32.
La difficulté dans la vision, la compréhension du mouvement
de négation du capital par la classe universelle est que celui-ci, tant
dans
ses objectifs proclamés que dans ses réalisations expérimentales est de
l'ordre
de l'opposition au capital, de sa négation, mais pas encore de son
dépassement.
Il est son nécessaire mais son négatif lié et non pas la positivité du
communisme. D'où l'ambiguïté de la coopérative ouvrière hier (citée par
Marx)
et de la « communauté » aujourd'hui. D'où aussi
nécessairement deux
attitudes à l'égard du « Mouvement » : sa pure
apologie (en ce qu'il
annonce évidemment le communisme), ou la critique à son aspect
opposition au
nom de la critique positive achevée que sera le communisme (ou l'idée
que l'on
s'en fait). L'ambiguïté est elle-même élevée au carré en ce qu'il
existe une
continuité entre le mouvement communiste et la gauche de la gauche du
capital :
le gauchisme.
La vision du communisme est liée à celle de
l'homme, de son devenir. L'homme dont nous parlons, après Marx, n'est
pas le
retour à un homme du passé comme celui de la communauté primitive où
l'homme
n'existait que médié par elle. Ce n'est pas la réalisation de l'homme
tel qu'il
est réprimé par le capital, car cette répression est celle de désirs
qui ont
été créés par le capital. Ce n'est pas la réalisation d'un homme idéal
dont
nous pourrions faire la description, en opposition avec l'homme du
capital. Il
ne s'agit ni de retour à un paradis perdu, ni de simple opposition au
capital,
ni d' « idéalisme ».
L'humanité est à créer : c'est le possible qu'il
s'agit de faire passer à l'effectif, et en cela c'est une pratique
concrète.
Le prolétariat de Marx n'est pas révolutionnaire
seulement parce qu'il est opprimé par le capital, parce qu'il s'oppose
à lui,
mais parce qu'il en est la négation la plus complète qui en appelle non
seulement l'abolition mais le dépassement. C'est de cela qu'il s'agit
aujourd'hui.
Refuser de parler de l'homme et de la femme, se
réfugier derrière « l'histoire », affirmer qu'elle
« s'avance
masquée », que les prolétaires feront la révolution sans
« en avoir
conscience », c'est concevoir l'histoire et la révolution
comme des
mécaniques où les hommes ne sont rien, ou seulement des rouages, c'est
méconnaître que l'histoire ne fait rien.
Refuser de concevoir le communisme, ce n'est pas
calquer son attitude sur celle de Marx, c'est au contraire ne voir dans
la
société prochaine que la suite du capital (développement des forces
productives) et non pas son dépassement. Parler du communisme sans
parler de
l'être humain, c'est se contenter du code fourni par le capital, d'en
condamner
certains aspects et d'en magnifier d'autres.
Qu'est-ce qu'aujourd'hui que vouloir déterminer le
productif ?
C'est se placer du point de vue du capital.
D'abord pris globalement, comme communauté matérielle, on fait
l'apologie de
son accumulation. On porte un jugement sur la façon de la mener.
Certaines
sphères peuvent être désignées comme dépassées, insuffisamment
productives. En
imposant à une usine un équipement d'épuration d'eau ou d'air, de
rentable
(accroissant le capital du point de vue particulier d'un quantum,
productive),
on la rend non rentable, du point de vue de la communauté matérielle.
Un bon
exemple de désignation de ce qui est productif et de ce qui ne l'est
pas, du
point de vue de la communauté matérielle du capital, est le traitement
des
services dans le PNB. Quand les services sont de type ancien
(domestiques), ou
de la « mauvaise graisse » de la production
(planification), la seule
quantité considérée est la production matérielle. Ceci vaut aussi bien
pour
Marx en vue du socialisme dans la dictature du prolétariat, que pour la
« comptabilité nationale soviétique ». Quand, comme
aux États-Unis,
les services sont des marchandises valeur du capital au même titre que
les
autres marchandises, ils sont inclus dans le PNB. Il ne s'agit donc que
d'un
jugement porté sur le degré de réalisation de la domination réelle du
capital.
Chercher à définir le travail productif, ce peut
être aussi se placer du point de vue d'un quantum particulier du
capital, de
son procès, faisant manifestation de la concurrence qui est son mode
d'être. Un
quantum quel qu'il soit peut en désigner un autre comme plus ou moins
improductif en faisant l'apologie de sa propre activité et en
dépréciant celle
des autres.
Un fonctionnaire de la communauté matérielle, de
l'État par exemple, peut considérer comme seule activité productive la
production de la valeur « souveraineté nationale »,
en considérant
les différents secteurs de l'économie comme annexes, et certains comme
improductifs. Il érige en exclusif une valeur nécessaire à la
communauté matérielle
nationale, déprécie les autres et donc fait acte de concurrence.
De même les artistes, admirablement exprimés par
Balzac, ont une position sur la question du travail productif : Balzac
divise
d'abord l'univers social en trois classes d'être : « l'homme
qui
travaille », « l'homme qui pense »,
« l'homme qui se voue à
la vie élégante ». Il ajoute alors : « L'artiste est
une exception :
son oisiveté est un travail, et son travail un repos ; il est élégant
et négligé
tour à tour ; il revêt, à son gré, la blouse du laboureur, et décide du
frac
porté par l'homme à la mode ; il ne suit pas les lois, il les
impose »33.
L'artiste désigne ainsi les valeurs
qu'il produit comme les seules véritables et son activité comme la plus
ou la
seule productive. Il fait lui aussi œuvre de concurrence au sein du
capital.
Mais le point le plus important, parce qu'il
touche tous les « marxistes » est de se placer du
point de vue de la
classe ouvrière, quantum de capital et d'en faire l'apologie, d'opposer
cols
bleus à cols blancs, manuels à intellectuels, ouvriers à
petits-bourgeois,
producteurs matériels à producteurs immatériels, ouvriers à services, à
tertiaire, comme productifs à improductifs, comme bien à mal. Faire ces
distinctions, ou même parler d'alliance entre de telles catégories sous
la
direction de la classe ouvrière, c'est nier le mouvement d'union, y
faire
obstacle. C'est être l'expression du capital qui divise pour régner,
qui donne
à chacun des éléments de son procès, à chacun de ses quanta, à chacune
de ses
catégories son idéologie apologétique, exclusive, concurrentielle, donc
conservatrice, qui oppose sans négation ni
dépassement bande contre
bande, racket contre racket. C'est le capital qui catégorise, qui crée
les
apparences de différence, costume, habitat, esprit
« travailleur »,
esprit « bureau », esprit « cadre »
; « moi je suis
productif », dit l'un, « moi je travaille avec mes
mains » ;
« moi je travaille avec ma tête », répond l'autre :
« moi je
suis le plus beau, je travaille avec ma queue », ajoute un
troisième,
désublimation répressive ; le Capital donne à chacun son idéologie et
tout le
monde est content.
Quelles que soient les différences actuelles de
conscience, entre les uns et les autres, entre catégories du capital,
il faut
voir le mouvement de constitution et dépassement de la classe
universelle
contre le capital. Et ce mouvement n'a pas lieu que dans les usines.
Faire l'apologie des usines, des ouvriers, de la
production matérielle, comme le fait le PCF, c'est être l'expression de
la
classe ouvrière du capital dans sa concurrence contre les services, la
« spéculation », le « grand
capital », et le « pouvoir
des banques », dans son aspiration à la garantie de l'emploi
et aux
investissements « sociaux », HLM, transports en
communs, hôpitaux,
éducastration.
Aussi longtemps que le capital a un rôle
historique et que la société ne pouvait que réaliser une
« accumulation à
bon marché »34, la
notion de travail
productif, l'apologie du prolétariat, la contemption des classes
moyennes
improductives ont un sens. Quand c'est le capital qui n'est plus que
travail,
qui fait l'apologie du travailleur et qui réalise
cette apologie, son
rôle historique s'épuise, et la notion de travail productif perd sa
portée. En
parler, ce n'est plus que parler du fonctionnement du capital qui n'est
plus
rien pour le communisme.
A
PROPOS DE L'ABOLITION
DU TRAVAIL
Certains des problèmes posés par l'expression
« abolition du travail » peuvent être résolus par de
simples
définitions. D'autres nécessitent des prises de position.
Entre dans la première catégorie la vision de
l'abolition du travail comme réalisation de l'oisiveté, du loisir. Ces
deux
dernières catégories ne sont que le complément de la conception du
travail dans
le capital. Dans l'utopie capitaliste, l'automation permet d'accroître
le
loisir. La vision du communisme comme droit à la paresse (telle qu'elle
est
reprise aujourd'hui, car on ne s'interroge pas ici sur sa signification
au
temps de Lafargue) est une incompréhension de ce que peut être l'homme,
le
travail, la pratique humaine. Elle réduit le communisme à un phénomène
de
consommation, de loisirs, les machines travaillant pour
l'homme. Ceci
n'est que la vision du monstre automatisé reprise du capitalisme.
Il ne faut pas non plus s'appuyer sur ce caractère
du loisir, vécu même aujourd'hui par certains, dont des ouvriers, comme
période
de vacuité, pour refuser par réaction l'abolition du travail en disant
: le
Dimanche les ouvriers s'emmerdent et n'aspirent qu'à retourner au
travail.
Chercher dans l'ouvrier en tant que tel, dans son mode de vie actuel,
des
indications sur la nature du communisme, c'est oublier que ces ouvriers
sont
ceux du capital et que le communisme, négation du capital, est aussi
celle des
« ouvriers ». Rien, dans ce que peut dire ou penser
la classe
ouvrière du capital ne permet d'affirmer quoi que ce soit sur le
communisme. Et
faire l'apologie des ouvriers aujourd'hui par exemple en tant que seuls
producteurs de plus-value, leur donner le moindre privilège d'annoncer,
par
quelque trait que ce soit, le communisme, c'est purement et simplement
faire
l'apologie du capital.
La raison fondamentale pour laquelle les ouvriers,
comme tous les individus du capital aspirent au travail, c'est qu'ils
adhèrent,
qu'ils s'identifient au capital. Et ceci vaut même si le travail,
sacrifice,
est ressenti comme tel, car le sacrifice par définition accepté est un
des
modes de rapport entre la communauté matérielle du capital et ses
éléments
composants. On peut ajouter aussi que pour beaucoup le travail est la
survie,
tandis que le loisir familial n'est que la sur-mort.
Il n'est pas non plus question d'abolir le travail
pratique vitale, réalisation de l'homme, mode d'être générique de
l'homme,
mouvement de l'existence humaine insérée au monde, dont Marx parle à
plusieurs
reprise dans les Manuscrits de 1844, Le
Capital, et les Fondements35.
Pourquoi alors Marx parle-t-il plusieurs fois
d'abolition du travail ? Marcuse donne un réponse : « Ces
étonnantes
énonciations que l'on trouve dans les premiers écrits de Marx
contiennent
toutes le terme hégélien de Aufhebung, de sorte que cette abolition
signifie
également que le contenu se voit restituer sa vraie forme. Toutefois,
la
conception que Marx se fait du futur mode de travail est si différente
du mode
présent qu'il hésite à employer le même terme de
« travail » pour
désigner à la fois le processus matériel de la société capitaliste et
celui de
la société communiste. Il
emploie le
« travail » pour désigner ce qu'il signifie en
dernière analyse dans
la société capitaliste, à savoir cette activité rentable qui crée la
plus-value
dans la production des marchandises ou qui « produit du
capital ».
Les autres formes d'activité ne sont pas du « travail
productif », et
par conséquent ne sont pas du travail proprement dit. Le travail
signifie donc
que l'on refuse à l'individu qui travaille un développement libre et
universel,
et il est clair que sous ces conditions la libération de l'individu est
en même
temps la négation du travail. »36
Dans le capital communauté matérielle, celui visé
par les Manuscrits de 1844 et l'Idéologie
Allemande, seul est
travail le travail productif, mais aussi tout travail, au sens le plus
général,
on pourrait même dire toute manifestation d'existence dans cette
société est
productive pour le procès global du capital, pour son accumulation.
Mais on sent l'ambiguïté de la position de Marx
dans un passage des Fondements37 où
après avoir affirmé : « La richesse véritable signifie, en
effet, le
développement de la force productive de tous les individus. Dès lors ce
n'est
plus le temps de travail, mais le temps disponible qui mesure la
richesse. », il dit : « Il va de soi au demeurant,
que le temps de
travail immédiat ne peut rester enfermé dans sa contradiction abstraite
au
temps libre, - comme c'est le cas dans l'économie
bourgeoise. », donnant
l'idée d'une pratique unique de l'homme qu'il dit ne pas être le
« jeu » de Fourier, mais un travail
« émancipé »38.
En fait, une certaine définition du communisme existe
chez Marx de 1842 à la fin de ses jours, en passant par la Commune.
Mais la
décennie 1840, c'est la possibilité historique, pour le prolétariat de
l'Europe
occidentale d'instaurer sa dictature et d'accumuler les forces
productives en
faisant l'économie du capitalisme. Il est porté en cela (comme dans
toute
révolution) par la vision, alors lointaine, du communisme. Ceci
s'exprime en
particulier dans les textes de Marx. Après l'échec de 1848 cette
possibilité
européenne se perd. 1848, c'est la seule époque d'internationalisme
agissant :
les prolétaires n'ont alors pas de patrie. Après 1850, les
prolétariats, en
particulier le français et l'allemand, sont soumis, enchaînés au
capital, à la
nation (Napoléon III, Bismarck).
Après 1850, et malgré l'AIT, les prolétariats
européens resteront soumis, à chaque moment décisif aux impératifs
nationaux
(1870-1871). Pour l'Europe Occidentale, la perspective communiste est
remise
aux calendes grecques. On agite, y compris Marx, et peut-être surtout
Engels,
des perspectives à court terme, des compromis sans possibilité
historique de
réussite (suffrage universel en Angleterre, etc.). Quand a lieu la
révolution
russe, réalisation de la perspective de 1848, avec confusion des
objectifs
communistes et des nécessités nationales immédiates, il est déjà trop
tard ;
les classes ouvrières européennes sont déjà dans le capital : 1914 a
été
l'aboutissement de l'échec de 1848, malgré le sursaut de la Commune
(elle-même
marquée par l'ambiguïté nationaliste).
Pour toutes ces raisons, Marx a élaboré sa théorie
du communisme avant celle du capitalisme. Ce n'est qu'après 1851 qu'il
élabore
la seconde. Et, dans certains textes, la perspective d'un socialisme
inférieur
contamine la vision du communisme. Et cette contamination a été
généralisée,
théorisée à l'absurde dans le « marxisme » ultérieur.
Ainsi on prend
le double aspect de Marx (ce qui est immédiatement possible : phase
inférieure
; vision générique : le communisme) pour une confusion de jeunesse, un
manque
de réalisme. On ne retient que le premier aspect, évacuant tout le
reste par
une coupure épistémologique. On se fait théoricien du développement des
forces
productives nationales, fut-ce sous la direction du prolétariat.
Il faut faire l'exact inverse : expliciter l'ensemble
de l'œuvre de Marx, conclure à la caducité de certains éléments,
retenir pour
aujourd'hui le second aspect, le communisme.
Ce qu'a rendu possible le capital, c'est non
seulement la suppression du travail productif, salarié, mais celle,
dans toutes
ses déterminations, de la pratique que s'est imposée l'humanité au
cours de son
histoire : le travail. Il peut être aujourd'hui remplacé par un autre
devenir
où l'humanité, dans chacun de ses individus, n'aurait pas à conformer
sa
pratique à des objets, à des lois immanentes, mais leur substituerait
une autre
norme, d'autres règles instituées par l'humain lui-même38, une
liberté en somme à l'égard de
forces productives qui seraient celle de l'individu.
Gérard
POGOREL
1972
2
H.
Marcuse, Culture et société, éd. De Minuit, p. 26.
Ce qui concerne la
définition du travail est tiré des Manuscrits de 1844
de Marx ; de
Marcuse, Les manuscrits économico-philosophique de Marx, in
Philosophie
et révolution ; Marcuse, Le concept économique de
travail, in Culture
et société ; Marcuse, Raison et révolution, pp.
318-361.
4
Ce
qui concerne la définition du travail productif chez Marx se trouve
dans : Un
chapitre inédit du capital (10/18), traduction de Resultate
des
unmittelbaren Produktionsprozesses. Theorien uber den Mehrwert, tome
26 des
MEW, en 3 volumes, dans les chapitres sur Smith et Malthus. Traduction
française très peu utilisable : Histoire des doctrines
économique (HDE).
Ici : HDE, p. 36, MEW 26 (1) p. 34.
16
Manuscrits
de 1844, éd. Sociales, p. 72 : « L'ouvrier, par
opposition à l'homme,
n'existe en tant qu'ouvrier que dès qu'il existe pour soi en tant que
capital
et il n'existe en tant que capital que dès qu'un capital existe pour
lui.
L'existence du capital est son existence, sa
vie, et celui-ci
détermine le contenu de sa vie d'une manière qui lui est
indifférente ».
*
Ou
l'homme. Que ceux qui ont été arrêtés à ce mot se remémorent cette
réponse
fameuse à l'affirmation : « il faut exterminer tous les Juifs
et les
coiffeurs », - « pourquoi les coiffeurs? »
34
La
Guerre civile en France, Premier essai de rédaction, éd.
Sociales, pp.
255-256, in Invariance, série I, n°10, p. 39
38
Ce
sont les termes utilisés par Marcuse dans sa définition du jeu, dans Le
concept économique de travail, in Culture et
société, p. 29